Écrit en 2002 par Alan Moore, Fossil Angels était censé sortir dans le numéro 15 de la revue KAOS, mais n’a jamais été publié. Quelques années plus tard, il est mis en ligne sur le site glycon.livejournal.com avec l’autorisation de son auteur, et c’est de la même manière que nous mettons aujourd’hui sa traduction française en ligne. Merci à Alan Moore ainsi qu’à ses amis et collaborateurs de nous avoir aidé et accompagné dans cette aventure de traduction.
Jetons un œil au monde de la magie, ce puzzle d’ordres occultes, lesquels, quand ils n’essaient pas de réfuter leurs origines respectives, sont soit pétrifiés dans la routine de leurs rituels, leur jeu de «Aiwass a dit»; soit paraissent perdu dans quelques déchaînements de spam épique à la Donjons et Dragons, cartographiant quelque nouvel univers infalsifiable et par la même absolument vain, avant de prouver qu’ils ne le touchent même pas du bout de leurs ongles vernis à l’ancien. Des communications sciemment bizarres auto-induites d’entités atteintes du syndrome de la Tourette, d’horreur de la Hammer glossolalique. Des boules de cristal recevant par miracle des bandes-annonces de Sci-Fi channel. Des chefs cachés à plus savoir quoi en faire, sans parler de tout les Indiens cachés.
Au-delà de ça, passé les portes grinçantes des sociétés illustres, ces folies vétustes vieilles de cinquante ans qui commencèrent avec un plan de palais céleste pour inévitablement s’achever avec l’Hotel Bates , au-delà de ça s’étend la cohue. Les kékés psychés. Les beuglements incohérents de notre foule-intérieur hermétique, les anoraks Akashiques, les aspirants wiccan et les quarantenaires sortis du temple UV psychique faisant la queue avec des préados du dernier pays des fées franchisé, royaume d’Hobbitude irrémédiable. Pottersville.
Comment cela pourrait-il témoigner d’un éon d’Horus, un éon de quoi que ce soit d’autre que du consumérisme en boite, de l’État voyou, du matérialisme preneur de tête/obsédant l’esprit ? Est-ce que ce réflexe quasi universel de prosternation devant les idéaux conservateurs serait le signe d’un Théleme rampant ? Est-ce que Cthullhu revient bientôt, ou bien ces malédictions barbares venues d’un lointain obscur seraient celles d’illuminés qui essaie de trouver leur cul avec une lampe de poche ? Est-ce que l’occident occulte contemporain a accompli quoi que ce soit qu’on puisse mesurer au-delà de séance de salon ? Est-ce que la magie a la moindre utilité à la race humaine autre que d’être une bonne occasion de se déguiser ? Tarts & Vicars tantrique à la soirée à thème thélemique. Pentagrammes in their eyes. «Ce soir, Matthew, je serai le logos de l’Éon». La magie a-t-elle fait montre d’un but qui justifiera son existence comme l’art, la science ou l’agriculture ont pu le faire ? Pour faire court, est-ce que quiconque a la moindre idée de ce que nous faisons, ou, plus précisément, de pourquoi nous le faisons ?
Certes, la magie n’a pas toujours été si évidemment dissociée de toute fonction humaine immédiate. Ses origines paléolithiques dans le chamanisme représentaient certainement, à l’époque, le seul moyen humain de méditation dans un univers largement hostile sur lequel, jusqu’alors, nous exercions peu de contrôle ou de compréhension. Dans de telles circonstances on peut facilement concevoir la magie comme représentant, à l’origine, une réalité unique, une vue du monde dans laquelle tous les autres fils de l’existence… la chasse, la procréation, avoir à faire aux éléments ou la peinture rupestre… étaient subsumé. Comme science du tout, sa pertinence quant aux préoccupations ordinaires des mammifères était à la fois évidente et indéniable.
Ce rôle, celui d’une «philosophie naturelle» tout inclus, s’est construit durant la montée de la civilisation classique et l’a toujours été, d’une manière plus furtive, jusqu’à la fin du XVIe siècle, quand l’occulte et les sciences classiques n’étaient pas aussi dissociées qu’elles le sont aujourd’hui. Il serait surprenant, par exemple, que John Dee n’ait pas permis à son savoir astrologique de venir colorer sa précieuse contribution à l’art de la navigation, et inversement. Il fallut attendre l’Âge de la Raison pour que petit à petit on entrave notre croyance et donc notre relation avec les dieux qui avaient soutenu nos ancêtres. Est-ce que notre sens de la rationalité embryonnaire identifia le surnaturel comme un organe rudimentaire du corps humain, obsolète, voire malade, qu’il valait mieux exciser rapidement ?
La science, issue de la magie, rejeton poussif surdoué en la matière, son application la plus pratique et donc la plus profitable matériellement, décida bien vite que la fibre rituelle et symbolique de sa culture parentale alchimique était redondante, encombrante et embarrassante. Gonflée d’importance dans sa nouvelle blouse blanche, arborant des stylos à bille comme des médailles à sa poitrine, la science a fini par avoir honte quand ses potes (l’histoire, la géographie, l’E.P.S) la surprenaient à faire les courses avec sa mère, toutes à ses chants et ses élucubrations. Sans oublier son troisième téton. Il serait préférable qu’on la camisole dans quelque installation sécurisée ; un genre de Fraggle Rock pour paradigmes âgés en difficultés.
La faille creusée au sein de la famille des idées paraissait irrévocable avec deux parts de ce qui fut autrefois un organisme, scindées par le réductionnisme. Une «science de tout» inclusive devenue deux manières de voir distinctes, chacune apparemment en opposition amère et perverse à l’autre. La science, au cours de ce divorce acrimonieux, pourrait bien avoir perdu contact avec son côté éthique, cette base morale nécessaire pour l’empêcher d’engendrer des monstres. De l’autre côté, la magie perdait toute son utilité et sa fonction démonstrative, comme bien souvent les parents quand les enfants grandissent et quitte le foyer. Comme remplir ce vide ? Il y a de fortes chances que la réponse, qu’on parle de magie ou de papa/maman broyant du noir face au nid vide, serait: des rituels et de la nostalgie.
La résurgence magique du dix-neuvième siècle, avec son côté rétrospectif et essentiellement romantique, semble avoir été abondamment honorée de ces deux facteurs. Bien qu’il soit difficile de surestimer l’apport à la magie en tant que champ d’un personnage comme Eliphas Lévis ou des différents magiciens du Golden Dawn, on peut difficilement soutenir que ces contributions aient été autre chose que des synthèses écrasantes, dans le sens où elles aspiraient à fabriquer une somme des traditions préexistantes, à formaliser les différentes sagesses des anciens.
Ce n’est pas amoindrir ce considérable accomplissement que d’observer que la magie, durant ces décennies, manquait d’une utilité immédiate, celle-là même caractérisant des entreprises comme celle de Dee et Kelly . Avec le développement du système enochien, la magie de la Renaissance tardive donne un exemple typique d’une urgence créative et expérimentale, pointée vers le futur. En comparaison, les occultistes du dix-neuvième semblent avoir déplacé la magie dans un passé révéré, en en faisant une exposition de musée toute tracée, une archive, avec eux comme seul curateur.
Toutes ces robes et ces atours, font penser à un groupe en pleine reconstitution historique, comme une Sealed Knot society séraphique, mais avec des accessoires un brin moins ridicules. Cela dit, le consensus dans des valeurs de droite inquiétante et le nombre de victimes souffrant de chutes et de commotion cérébrale étaient les mêmes. Les rites d’ordres magiques exaltés et les homicides brutaux de bande ivre de bière rendant hommage à Cromwell, sont identiques en ce qu’ils gagnent tout deux en intensité en étant mis en regard avec le train sombre et sans relâche de la réalité industrielle. Baguette admirablement peinte, pique, authentique jusqu’à l’obsession, tendue contre la morne progression des cheminées industrielles. Comment ne pas voir dans tout cela comme une fantaisie compensatoire face à l’âge des machines ? Des jeux de rôles qui n’ont d’autre but que de souligner un fait cruel: ces activités n’ont plus aucune pertinence pour l’Homme. Une récréation mélancolique d’un impotent d’instants érotiques disparus depuis longtemps.
Une autre distinction évidente entre les magiciens du seizième et ceux du dix-septième tient à leur relation avec les fictions de leur temps. Les frères de la jeune Golden Dawn paraissaient plus inspirés par le roman pur de la magie que par aucun autre aspect, que ce soit S.L McGregor Mathers qui s’est lancé dans le métier par désir de vivre Zanoni, la fantaisie de Bulwer-Lytton (on prétend qu’il alla jusqu’à inciter Moina à se référer à lui comme «Zan»), ou Woodford et Escott désirant rejoindre un ordre à l’attirail encore plus étoffé que la Maçonnerie Rosicrucienne, qui parvinrent à trouver un contact dans les rangs de la légendaire (littéralement) Geltische Dammerung, soi quelque chose comme «l’heure du Thé-doré». On leur remet leurs diplômes de Narnia directement sorti du fond du placard. Il y a aussi Alister Crowler cherchant à convaincre sans relâche ses camarades de classe de l’appeler Alastor en référence à Shelley, comme un goth de Nottingham coincé appelé Dave s’obstinant à dire que son nom de vampire est Arman. Sans oublier, un peu plus tard, tous ces anciens cultes de sorcières, tous les covens d’arbres généalogiques jaillissant comme des enfants de la dent du dragon dans le moindre endroit où les écrits de Gerlad Gardner étaient disponibles. Tous les occultistes du dix-neuvième semblaient vouloir être l’oncle d’Aladin dans une sorte de pantonimie sans fin. Ils voulaient vivre le rêve.
John Dee, à l’inverse, était peut-être plus lucide et éveillé que quiconque à son époque. Plus concentré, plus déterminé. Il ne cherchait pas d’antécédent disponible dans la fiction ou dans la mythologie parce que John Dee ne faisait semblant d’aucune manière, il ne jouait pas à un jeu. Il a inspiré plutôt qu’il ne s’est inspiré des grandes fictions magiques de son temps. Le Prospero de Shakespeare. Le Faust de Marlow. Le persiflant L’Alchimiste de Ben Johnson. La magie de Dee était une force vivante et progressiste, ancré dans sont temps, pas quelques spécimens éteints et empaillés n’existant plus que dans les histoires et les contes de Fées. Sa magie était un cri déchirant, un chapitre neuf entièrement écrit dans la tension du présent, une aventure magique en cours. En comparaison, les occultistes qui suivirent, durant les trois siècles suivants, n’étaient qu’un appendice élaboré, au mieux une bibliographie, rédigée après coup. Une ligue pour la préservation chantant en playback des rituels d’homme mort depuis longtemps. Des reprises. Du karaoké sorcier. La magie, ayant abandonné ou usurpé sa fonction sociale, sans raison d’être, son heure de gloire derrière elle, ne s’est retrouvé avec rien d’autre qu’un théâtre vide, des rideaux mystérieux. Des tissus poussiéreux ou des robes oubliées, des accessoires insondables de pièces annulés. Il lui manquait un rôle défini, ayant grandi incertaine de ses motivations la magie parait n’avoir eu d’autres recours que de coller obstinément au script établi, conservant religieusement chaque geste, chaque toussotement, la performance désormais creuse, lyophilisée, sous film plastique; re-emballé avec art pour l’Héritage anglais.
Comble de la malchance, c’est ce moment de l’histoire de la magie, dont le contenu et la fonction ont été perdus sous un vernis surdétaillé de rituels, grand parleur, petit faiseur, autour desquelles les derniers ordres ont choisi de se cristalliser. Sans but ou mission toute prête, sans aucune marchandise commerciale, les occultistes du dix-neuvième portèrent une attention démesurée au chic papier d’emballage. Certainement incapables d’imaginer un groupe qui ne soit pas structuré par la hiérarchie des loges qu’il connaissait bien, Mathers et Westcott importèrent précautieuneusement tous les vieux héritages maçonniques lorsqu’il s’est agi de meubler leur embryon d’ordre. Tout le décorum, les grades et les outils. La mentalité d’une société d’élite secrète. Bien entendu, Crowley, quand il abandonna le navire pour créer son O.T.O. prit avec lui tout ce bagage encombrant qui avait l’air de valoir cher. Et tous les ordres depuis lors, même les entreprises volontairement iconoclastes comme l’I.O.T., ont apparemment adopté le même modèle Haut-Victorien. Capturant suffisamment du drama, des théories assez intriquées pour éloigner l’attention de ce qu’une âme peu charitable pourrait percevoir comme une absence du moindre résultat pratique, du moindre effet sur la situation humaine.
Le quatorzième (et peut-être ultime) numéro du remarquable KAOS magazine de Joel Biroco comportait une reproduction d’une peinture, une œuvre étonnamment émouvante et obsédante sortie des pinceaux de Marjorie Cameron, rousse effrayante, colocataire de Dennis Hopper et Dean Stockwell, femme écarlate putative, parfaite poupée thélémique. Presque aussi intrigant que l’œuvre elle-même, il y a le titre: Fossil Angel, avec sa contradiction qui conjure quelque chose de merveilleux, d’ineffable et de transitoire pour le combiné avec ce qui est par définition mort, inerte et pétrifié. Doit-on voir ici une métaphore aussi désagréable que constructive ? Tous les ordres magiques ne pourraient-ils pas être interprétés comme les vestiges immobiles et calcifiés de ce qui fut autrefois intangible et plein de grâce, vivant et muable ? Comme des énergies, des inspirations et des idées qui danseraient d’un esprit à l’autre, évoluant en chemin jusqu’à ce que la dernière goutte calcaire de rituel et de répétitions les fige dans leur route, les arrêtant, à jamais, à mi-chemin d’un geste incomplet. Illumination trilobite. Anges fossilisés .
Une chose rudimentaire et éthérée qui est un jour brièvement descendu, ricochant comme une pierre sur la surface de notre culture, laissant une empreinte, légère et tenue, dans l’argile humaine, une trace de pas que nous avons coulée dans du béton et devant laquelle nous nous inclinons, toujours aussi satisfait après des décennies, des siècles, des millénaires. Récitant les incantations, berceuse apaisante et familière, mot à mot pour ensuite remettre précautieuneusement en scène les vieux spectacles bien-aimés. Peut-être que quelque chose va arriver, comme autrefois. Collez des bobines de cotons et des feuilles colorées sur cette boite en carton, faites-la ressembler vaguement à une radio et peut-être que John Frumm, «lUi vEnIr, rAmEnEr Le héLicOptèRes» ? Les ordres occultes, ayant fait de païens, qui passaient par là ou cherchaient simplement un abri, des fétiches, attendent comme Miss Haversham et se demande si le scarabée sur le gâteau de mariage confirmera d’une manière ou d’une autre le Liber Al vel Legis.
Encore une fois, il ne s’agit pas ici de nier la contribution des différents ordres et leur travail dans le champ de la magie. Il s’agit plutôt d’observer que cette contribution, reconnue comme considérable, est en grande partie, de nature conservatrice en ce qu’elle préserve rituelle et incantations passées. Autrement dit, que son élégante synthèse d’enseignement disparate est son principal (voire son seul) accomplissement. Hormis cette réussite, l’héritage durable de la culture occulte du dix-neuvième semble s’opposer à une santé pérenne, à une prolifération et à une viabilité continue de la magie. En tant que technologie, elle a certainement débordé depuis longtemps son vase orné de la fin de l’ère victorienne. Elle a terriblement besoin d’être replantée. Tout le matériel et l’échafaudage faux-maçon importé par Westcott et Mathers, faute d’être en mesure d’imaginer une autre structure valable, est devenu à notre époque un obstacle à la progression de la magie.
Vieux restes de tour de passe-passe, écharpe de cérémonie trop serrée qui contraigne tout croissance, restreignent la moindre pensée, limitant la manière dont nous pouvons ou même pourrions concevoir la magie. Imiter les constructions passées, penser en des termes qui ne sont plus nécessairement applicables aujourd’hui – qui ne l’ont peut-être jamais été– voilà ce qui semble avoir rendu l’occultisme moderne totalement incapable d’envisager aucune autre méthode pour s’organiser; incapable d’imaginer aucun progrès, aucune évolution, aucun futur, ce qui est certainement le meilleur moyen de garantir qu’il n’en aura jamais un.
Si on tient la Golden Dawn pour un parangon, un exemple brillant d’ordre réussi, c’est sûrement parce qu’elle comptait dans ces rangs bien des écrivains de renoms, de réelle qualité et valeur, dont la réputation prêta bien plus de crédibilité à cette société qu’elle ne leur en donna en retour. L’éclairant John Coulthart a proposé de voir la Golden Dawn, à la rigueur, comme une société littéraire où des écrivains misérables cherchaient la magie qu’il aurait pu la trouver évidente et démontrable, déjà là, bien vivante et effective au sein de leur propre travail s’il n’avait été aveuglé par l’éclat de tout son cérémonial, tout son kit fantastique. Un auteur qui a clairement contribué à la qualité magique du monde par ses propres fictions et non par quelque opération de loge, fut Arthur Machen. Tout en reconnaissant son goût pour les mystères et merveilles des cérémonies d’ordre secret, Machen s’est senti obligé d’ajouter quand il évoqua la Golden Dawn dans son autobiographie, Things Near and Far que «quant à la moindre chose vitale au sein des ordres secrets, quoique ce soit qui ait valu deux kopecks à n’importe quel être raisonnable, il n’y avait rien en ces lieux, et moins que rien… ces sociétés en tant que telles n’étaient que pure folie n’occupant que d’impotent imbécile abracadabrantesque. Elle ne savait rien de rien et dissimulait ce fait sous d’impressionnants rituels machinés d’une phraséologie sonore». Habilement, Machen remarque la dichotomie entre contenu authentique et forme baroque élaborée, dichotomie typique des ordres de cette nature. Sa critique reste aussi pertinente aujourd’hui qu’elle ne l’était en 1923.
Le territoire de la magie, en grande partie laissé en friche, car trop incertain, depuis l’époque de Dee et Kelly, fut balisé voire réclamé (quand c’était sans risque) par les passionnés occultistes du dix-neuvième, par des classes moyennes de banlieue qui changèrent ce terrain flétri au gazon négligé en un ensemble de jardins décorés exquis. Les ornements, les statues et les pagodes si sophistiqués sont le fruit d’un sacerdoce passé fantasmer à l’excès. Les dieux en phase terminale prés des jolis bosquets d’azalée.
Le problème est que parfois, les jardiniers se querellent. Se disputent des frontières. Vendetta des locataires puis éviction et déménagement nocturne. Des propriétés autrefois désirables sont condamnées, souvent squattés par des nouvelles familles à problèmes, de nouvelles cabales. Accrochez-vous à l’ancien panneau, gardez la même adresse, mais laissez l’endroit nous abandonner et permettez à ses fondations de tomber en ruines. Des limaces dans le moly, du liseron émergeant de rose à vingt-deux pétales. Arrivé aux années 90, le panorama du jardin magique donnait à voir une étendue à peine entretenu de lopins fatigués avec un mauvais drainage, de la peinture écaillée sur les maisons d’été égyptien qui ressemblait plus à des granges où des gardes paranos feraient le guet toute la nuit, biberonnant leur fusil et s’attendant à des descentes de jeunes vandales. Rien ne mérite d’être évoqué. Les fleurs n’ont plus de parfums et ne parviennent plus à enchanter. Vous savez, il fut un temps, ce n’était que tablette énochienne et jolis talismans ici, et maintenant regardez-moi ça. Les haies montantes taillées à la goétique, sèche comme un fagot, desséchées à mort dans ce belvédère tout de bois à l’air rosicrucien. Ce qu’il faudra à cet endroit c’est une bonne arnaque à l’assurance flambée.
Non, sérieusement, la terre brûlée. Ça a plein d’avantages. Imaginez seulement l’allure de tout ça une fois les robes et les bannières enlevées. On pourra peut-être même se débarrasser de tout ce délire Esprit, Âme et Corps si le vent souffle dans le bon sens. On perdra des vies et des vivres, inévitablement, des dégâts collatéraux dans le secteur des entreprises, mais ce sera certainement très joli à voir. Les poutres des temples s’effondrant en un éclair. «Ne vous occupez pas de moi ! Sauvez le manuscrit crypté !». Parmi les innombrables messes gnostiques, les serments, les appels et les bannissements, comment ont-ils pu oublier une alarme incendie toute bête ? Personne n’est bien sûr de comment il faudrait évacuer le plan intérieur, on ne sait même pas combien pourraient encore être là-dedans. Enfin, des récits déchirants de bravoure individuelle émergent : «I-Il y est retourné pour récupérer le dessin de LAM , personne n’a pu le stopper.» Ensuite vient le temps des pleurs, et des conseils. On enterre les morts, on nomme les successeurs. On brise le sceau de Hymenaeus Gamma. On pose un œil chagrin sur ces terres noircies. On encaisse au jour le jour, bon Dieu: on se mouche un bon coup, on se remet d’aplomb. D’une manière ou d’une autre, on s’en remettra.
Et après? La terre brûlée, bien entendu, est riche en nitrates et procure une base pour une agriculture sur brûlis. Dans la poussière noire, les germes verts se rétablissent. La vie jaillit indifféremment, bouillonnant du sol noir. On pourrait rendre à la nature tous ces lopins et ces terrasses autrefois nobles. Pourquoi pas? Voyez ça comme la défense de l’environnement astral, l’exigence d’une ceinture verte psychique émergeant des occultes dalles brisées de l’ère victorienne, un encouragement à augmenter la biodiversité métaphysique. Si on les considère comme des principes d’organisation du travail magique, les structures fractales complexes autogénérées d’une jungle paraissent bien plus viables que tous les échiquiers spécieux pavant le sol d’une loge. Elles paraitraient en réalité bien plus naturelles et vitales. Après tout, la circulation des idées, qui est l’essence et le fluide mêmes de la magie est plus souvent traité aujourd’hui par toute forme de bouche-à-oreille plutôt que comme rituel secret et solennel atteint après des années de bachotage, et un brevet à la Poudlard. Est-ce que ce n’est pas ces modes d’interactions dignes d’une forêt tropicale qui serait, en fait, le réglage par défaut de l’occultisme occidental depuis un bon bout de temps maintenant ? Pourquoi ne pas sortir du bois et l’admettre, passer au bulldozer tous ces clubs qui ne sont plus utiles à rien, pas même comme décoration et embrasser la logique des lianes ? Dynamitons le barrage, surmontons l’inondation et permettons à une nouvelle vie de fleurir dans cet habitat qui fut moribond et en voie de disparition.
En termes de culture occulte, une nouvelle vie est synonyme de nouvelles idées. Des têtards conceptuels fraîchement éclos tout frétillants et peut-être vénéneux, ces animaux bigarrés doivent être pouponnés dans notre nouvel écosystème immatériel afin de s’y épanouir et de rester en bonne santé. Attrapons donc ces nouvelles idées qui palpitent, fluo brillant, mais fragile, et celle, bien plus forte, plus résiliente, les grandes idées qui les dévorent. Avec un peu de chance, l’appétit frénétique attirera l’attention des énormes raptors que sont les paradigmes, qui écrasent tout sur leur passage et font trembler la terre. Les notions féroces, de la plus minuscule bactérie jusqu’au plus bigrement gros et laid, tous coincés dans une lutte pour la survie sans arbitre, aussi glorieuse que sanglante, un désastre spectaculaire et darwinien.
Les doctrines boiteuses se découvriront incapables de faire face à des arguments tirés à quatre épingles aux dents bien aiguisées. Des dogmes mastodontes, mais âges dégringoleront en bas de la chaîne alimentaire, se flétriront et s’effondreront sous leur propre poids. Ils feront office d’en cas pour des vendeurs de reliques de chair putride, un endroit pour que les mouches bourdonnantes des chats roms puissent pondre leurs œufs. Des truffes mémétiques qu’on fait pousser à partir du compost de l’éon décomposé. Des révélations vivaces jaillissent comme du chiendent de la zone bombardée, négligée et sauvage. Une Arcadie en panique, à la fois excitée, meurtrière et grouillante. Une sélection supernaturelle. Les théorèmes les plus forts, les plus adaptés peuvent fleurir et se propager, les faibles, on en fait des sushis. C’est clairement du Thélème hardcore en action, et même la représentation d’un authentique et efficace chaos à l’ancienne qui devrait faire chaud au cœur à tout Thanateroid. On imagine difficilement qu’une application aussi vigoureuse du processus d’évolution puisse nuire à la magie comme champs de connaissance.
En un mot, en acceptant un milieu moins cultivé, moins raffiné, où la compétition risque d’être féroce et bruyante, la magie ne ferait rien d’autre que de s’exposer aux mêmes conditions qu’on attache aux membres de sa famille plus socialement acceptés que sont la science et l’art. Balancez une nouvelle théorie pour expliquer les masses manquantes à l’univers, proposez une installation compliquée et conceptuelle pour le prix Turner et soyez sûre que votre offre sera soumise à l’examen le plus intensif, et en grande partie hostile, de la part du camp rival. Chaque micron de pensée qui a pu jouer un rôle dans la construction de votre affirmation sera démonté et examiné. Nul défaut ne devra apparaître dans votre travail pour qu’il soit reçu dans le canon culturel. Selon toute vraisemblance, tôt ou tard, votre embryon de projet, votre bébé théorie finira en miettes et son sang recouvrira les murs de ces vieilles arènes publiques impitoyables. Voilà comment ça devrait se passer. Vos idées finissent en charpies, mais le champ lui-même se renforce et s’améliore au fil des tests incessant. Il progresse et mute. Si notre but est vraiment de faire progresser le point de vue sur la magie à l’échelle mondiale (plutôt que notre progrès propre en tant qu’instructeurs), comment quiconque pourrait-il s’opposer à un tel projet ?
À moins que ce genre de progrès ne soit pas vraiment votre objectif ce qui nous ramène à notre première question: qu’est-ce qu’on fait exactement ? Et pourquoi le faisons-nous ? Il ne fait pas de doute que certains d’entre nous se sont lancés dans une réelle quête de compréhension, mais cela laisse la question du pourquoi. Avons-nous l’intention d’utiliser ces informations d’une certaine manière, ou a-t-elle été accumulée uniquement pour son propre intérêt, pour notre satisfaction personnelle? Peut-être avons-nous souhaité être considérés comme sages ou simplement rehausser une personnalité terne à coup de connaissances secrètes ? Cherchions-nous un rang, quelque standing qui pourrait s’obtenir bien plus facilement dans une recherche comme l’occultisme où, coup de chance, aucun standard ne permet de nous juger ? Ou nous sommes-nous alignés à la définition de Crowley de l’art magique: apporter des changements à la réalité selon la volonté d’une personne; pour le dire autrement, exercer un certain pouvoir sur la réalité ?
À choisir, cette dernière hypothèse fournit la raison la plus populaire à ce jour. La montée de la magie du Chaos dans les années 80 fut centrée sur une flopée de promesses de campagne, la plus notable étant certainement la livraison d’un système magique basé sur des résultats, à la fois pratique et user-friendly. Le développement unique et ô combien personnel de sceau magique par Austin Spare pourrait être adapté, disait-on, pour une application quasi universelle, fournissant un moyen simple et sûr grâce auquel le désir de n’importe qui pourrait être facilement et instantanément réalisé. Si on met de côté la question «Est-ce bien vrai» (et le doute qui l’accompagne «Si c’est le cas, pourquoi tous ses partisans s’accrochent-ils toujours à leur job quotidien, dans un monde qui grossit certainement chaque semaine des désirs du cœur de chacun ? «), on devrait peut-être se demander si cette poursuite d’une attitude pragmatique et causale quant au travail occulte est un usage digne de la magie.
Si on est honnête, la plupart des sorts causaux pratiqués le sont dans l’espoir de réaliser des changements désirés dans notre vulgaire vie matérielle. Concrètement, cela implique à la fois de demandes d’argent (même Dee et Kelly se permettaient de taper quelques shillings aux anges de temps en temps), des demandes de menues gratifications émotionnelles ou sexuelles, ou même, parfois, la demande de voir punis celui qui, selon notre opinion, nous a manqué d’égards ou offensé. Dans ces cas de figure, même avec un scénario moins cynique où le but de la magie serait d’aider un ami à se remettre d’une maladie, le meilleur moyen d’accomplir ces objectifs ne serait pas plus certainement et honnêtement, de juste d’occuper de ces choses sur un plan matériel non divin ?
Prenons la recherche de richesse, pourquoi ne pas reprendre le véritable exemple d’Austin Spare (presque unique parmi les magiciens puisqu’apparemment il jetait l’anathème sur l’idée de magie comme moyen de s’enrichir) à ce sujet ? Si on veut de l’argent, pourquoi ne pas lever, magiquement, nos gros culs, réaliser, magiquement, un peu de travail pour une fois dans notre vie magique sédentaire et voyons si l’argent tant souhaité n’apparaît pas, magiquement, quelque temps après sur nos comptes en banque ? Si on recherche l’affection de quelque objet d’amour non réciproque, la solution est encore plus simple: glissez un peu de GHB dans son Spritz puis violez-la. Après tout, la misère morale de vos actes ne sera pas pire et au moins vous n’aurez pas mêlé le transcendantal à tout ça en demandant aux esprits de lui faire une clé de bras pour vous. Et s’il y a quelqu’un qui mérite vraiment, d’après vous, une terrible rétribution laissez tomber cette petite clavicule de Salomon et passez directement un coup de bigophone à Frankie aux Rasoirs et Gros Stan. Engager des brutes épaisses c’est le choix le plus éthique comparé à l’emploi d’Anges déchus pour faire le sale boulot (ceci en imaginant qu’aller vous-même à la maison du type, ou peut-être même passer l’éponge et aller de l’avant ne soit pas une option envisageable). De même pour l’exemple de l’ami malade évoqué plus haut: allez lui rendre visite et soutenez-le de votre temps, de votre amour, de votre argent ou de votre conversation. Bon sang, envoyez-leur une carte avec un lapin à l’air triste dessus. Vous vous en sentirez tous deux bien mieux. La magie causale, une magie ayant un but précis, parait trop souvent servir des fins bien ordinaires sans passer par le travail ordinaire qui vient avec. On ferait mieux d’affirmer, avec Crowley, que nos meilleures actions, celles qui sont les plus pures, sont menées sans «sans désir de résultat«.
C’est peut-être son autre fameuse maxime, celle où il prône une recherche «du but de la religion» à l’aide «des moyens scientifique«, qui, même si elle est bien intentionnée, a mené la communauté magique (telle qu’elle est devenue) à ces erreurs fondamentales. Après tout, le but de la religion, si on examine son origine latine religare (une racine partagée par des mots comme «ligament» ou «ligature»), semble impliquer qu’il serait mieux que tout le monde soit «lié par une même croyance». Toute application dans le monde réel de cette incitation à évangéliser et convertir aboutit à un point ou ceux liés par un ligament se heurtent à ceux liés par un autre. À ce stade, inévitablement et historiquement, les deux factions vont poursuivre leur besoin programmatique de relier les autres à leur unique, leur seule croyance. Alors, on massacre les culs-bénits, les parpaillots, les goys, les yids, les kouffars et les enturbannés. Et une fois qu’on a échoué, ce qui est aussi inévitable qu’historique, on s’assoit un siècle ou deux, un intervalle décent pour réfléchir à tout ça, et ensuite on recommence à nouveau, tout comme avant. Le but de la religion, aussi bénin qu’il soit, semble manqué d’un kilomètre ou deux, poussé au loin par le recul. Notre cible, la chose que nous visions, se trouve là, indemne, et les seules choses touchées sont Omagh ou Kaboul, Hébron, Gaza, Manhattan, Bagdad, Kashmir, Manchester et encore, et encore, et encore, pour toujours.
Fait éclairant, la notion de "lier" qui tient à la racine étymologique du mot religion est également présente dans les regroupements symboliques de bandes, les Faisceaux de licteurs, qui donna plus tard le terme fascisme. Le fascisme, qui se base sur des concepts mystiques comme le sang et le peuple, serait plus proche d’une religion que d’une couleur politique. La politique étant basée sur une forme de raison, au demeurant mal interprétée et brutale. L’idée commune qu’être lié par une foi, une croyance; que dans l’unité (donc inévitablement dans l’uniformité) se trouve la force parait antithétique à la magie. S’il y a bien une chose qui la définit, c’est d’être personnelle, subjective et propre à l’individu. Elle tient à la responsabilité pour toute créature sensible d’atteindre sa propre compréhension et par là de faire sa propre paix avec Dieu, l’univers et tout ça. Alors si la religion trouvait un équivalent politique proche dans le fascisme, la magie ne pourrait-elle pas avoir une sympathie naturelle pour l’anarchie, opposée du fascisme (dérivé de an-archon ou «sans leader») ? Ce qui nous ramène donc au temple réduit en cendres, aux leaders dépossédés et sans abri, à la terre brûlée et à l’approche de la magie comme étendue sauvage naturellement anarchique que l’on a évoquée plus précédemment.
L’autre moitié de la maxime Crowleyienne, certes bien intentionnée, où il vante la méthode scientifique à aussi ses défauts. En se basant sur des résultats matériels, la science est peut-être le modèle qui a mené la magie au cul-de-sac causal décrit plus haut. En allant plus loin, si on accepte les vues des sciences comme les procédures idéales auxquelles la magie devrait aspirer, ne risque-t-on pas d’adopter dans le même temps un mode de pensée matérialiste et scientifique au regard des différentes forces qui préoccupe l’occultiste ? Un scientifique qui travaille sur l’électricité, par exemple, jugera cette énergie comme une valeur neutre, un pouvoir sans esprit qui peuvent servir autant à alimenter un hôpital qu’à chauffer une lampe à lave ou à frire un mec noir de neuf ans d’âge mental au Texas. Tandis que la magie, de mon expérience personnelle, ne semble pas être neutre par nature, ni ne parait insensée. Bien au contraire, elle semble, comme médium, être consciente et activement intelligente, agissant plutôt qu’actif comme un troisième rail peut l’être. Contrairement à l’électricité, on a le pressentiment d’une personnalité complexe avec des traits quasi humains, par exemple ce qui ressemble à un sens de l’humour. Ce qui n’est pas plus mal si on considère la parade de neuneu se pavanant que le champ de la magie a distrait et toléré au fil des siècles. Pour le dire simplement, la magie ne semble pas être un pouvoir qui alimente les sceaux qui seraient des versions astrales des gadgets et autres instruments qui travaillent pour nous. Contrairement à l’électricité, on pourrait penser qu’elle a son propre programme.
Si on oublie tout ça, il y a d’indéniables raisons pour lesquelles il est restrictif de penser la magie comme science. Premièrement et de toute évidence, elle n’en est pas une. La magie, après qu’elle a renoncé à toute application utile ou concrète, à la suite du déclin des alchimistes, ne peut plus être considérée comme une vraie science, pas plus que ne le peut, mettons, la psychanalyse. Qu’importe à quel point Freud aurait souhaité qu’il en soit autrement, qu’importe à quel point il déplorait que sa prétendue méthode scientifique ait pu être entraînée par Jung dans la tourbillonnante boue noire de l’occultisme. Magie et psychanalyse, par définition, ne pourront jamais se voir attribuer une place parmi les sciences. Toutes deux traitent presque exclusivement de phénomènes liés à la conscience, non reproductibles en conditions de laboratoire et donc hors de portée des méthodes scientifiques qui ne s’intéressent qu’aux choses mesurables, observables et empiriquement démontrables. Puisque l’on ne peut pas prouver scientifiquement l’existence de la conscience, alors les affirmations selon lesquelles elle serait dirigée par le désir de pénis ou par les démons du Qlippoth doivent pour toujours rester en dehors des frontières de ce qui peut être déterminé par un examen rationnel. Franchement, soyons clairs: la magie, quand elle est considérée comme science ne vise pas beaucoup plus haut qu’une sélection de numéros de loterie basée sur les dates d’anniversaire de ses proches.
Il y a là quelque chose d’essentiel: si on prend la magie comme une science, clairement pas très développée, en tant que telle. On chercherait en vain des équivalents magiques à la relativité einsteinienne, ou même à la relativité restreinte, sans parler de l’interprétation de Copenhague par Bohr. D’ailleurs, a-t-on quelque chose qui ressemble aux lois de la gravité, de la thermodynamique et tout le reste ? En utilisant seulement la géométrie et les ombres, Eratosthenes réussit une fois à mesurer la circonférence de la Terre. C’est quand la dernière fois qu’on a réussi un truc aussi ingénieux? Y a-t-il eu quelque chose ressemblant de près ou de loin à une théorie générale de la magie depuis la table d’Émeraude? Une fois encore, peut-être que l’obsession des magiciens pour les causes et les effets a joué un rôle important dans cela. Nos axiomes se présentent souvent sous la forme “Si l’on fait A alors il se passera B”. Si nous articulons ces mots ou si nous invoquons ces noms alors des visions se manifesteront. Quant au pourquoi du comment, franchement qui s’en préoccupe? Tant que l’on obtient un résultat, que la théorie fonctionne, pourquoi se demander comment le but est atteint? Si l’on cogne deux silex l’un contre l’autre assez longtemps, ils produiront une étincelle capable d’enflammer des herbes sèches. Avez-vous déjà remarqué que lorsqu’on s’avise de sacrifier un porc lors d’une éclipse, le soleil fini toujours par revenir ? La magie est au mieux une science paléolithique. Elle ferait mieux de remiser son discours pour le Nobel et de commencer par se raser un bon coup.
On peut légitimement se demander où tout cela nous mène ? Après avoir imprudemment rejeté nos ordres et nos traditions ancestrales, et déchiré notre lettre d’intention ; après avoir dit que la magie ne devrait pas être une religion et ne pouvait pas être une science, n’avons-nous pas poussé trop loin notre approche, style “année zéro” à la Khmer Rouge, en sectionnant nos propres jugulaires avec le rasoir d’Occam ? Maintenant que nous n’avons plus de repères et que notre territoire se réduit à une faune indistincte, est-ce vraiment le bon moment pour suggérer de jeter notre compas ? Alors que la nuit tombe sur la jungle, nous avons décidé de n’être ni missionnaires, ni botanistes alors… que sommes-nous ? Des proies ? De fugitifs couinements dans le noir? Si les méthodes et objectifs de la science et des religions sont sans intérêt et en dernier lieu des impasses, quel autre rôle la magie pourrait-elle potentiellement endosser ? Et s’il vous plait, ne dites rien de trop effrayant, parce que malgré nos robes noires et nos serments lugubres, on flippe assez facilement.
Si ce qu’on fait ne peut pas être considéré à proprement parler comme une science ou une religion, serait-il provocateur de suggérer que nous la pensions comme un art ? Voire même, pourquoi pas, l’Art avec un grand A ? Ce n’est pas comme si cette idée sortait de nulle part. Cela pourrait même être pensé comme un retour à nos racines chamaniques, quand la magie s’exprimait à travers masques, mimes et inscriptions rupestres. Ces mêmes pictogrammes qui ont fini par donner naissance à notre langue écrite pour qu’elle puisse par nous éveiller à la conscience. Il n’est pas idiot de penser que la musique, la performance, la peinture, le chant, la poésie, la pantomime puissent tous être nés du répertoire des techniques chamaniques qui visent à transformer les esprits. La sculpture serait une évolution des fétiches; la Vénus de Willendorf transmutée en Henry Moore. La couture et les podiums de mode, Erté et Yves St.Laurent, surgis des danseurs rituels du feu parés de fourrures, de perles et de ramures, inventant des silhouettes pour exciter et surprendre. La baronne Thatcher, au summum de sa carrière d’ogresse, suggérait que la société réadopte des «valeurs victoriennes», ce qui a, de toute évidence, été pris au mot par les fraternités occultes. Ceci est clairement loin d’être suffisant. Appelons plutôt à un retour aux valeurs de Cro-Magnon: plus créatives, plus robustes et pourvues d’une plus belle crinière.
Bien sûr, nous n’avons pas besoin de remonter aussi loin dans des âges de toute évidence fantasmés, pour pouvoir témoigner de la relation étroite entre l’art et la magie. Depuis les peintures rupestres de Lascaux, en passant par la statuaire grecque, les frises des maîtres flamands, puis William Blake, les préraphaélites, les symbolistes, les Surréalistes, il est de plus en plus rare de rencontrer un artiste d’une vraie trempe, peintre, écrivain, ou musicien, qui n’ait pas à un moment de sa vie, eu recours aux philosophies occultes, que ce soit à travers une possible participation à un ordre ou une loge maçonnique, comme pour Mozart, ou par une vision particulièrement travaillée, comme pour Elgar. Il semblerait que l’opéra prenne ses origines dans l’alchimie dont ses pionniers, comme Monteverdi, cherchaient à faire une forme d’art qui inclurait tous les autres (de la musique, de l’écriture, de la performance, des costumes, des décors peints) avec l’idée d’essayer de transmettre des idées alchimiques sous leur forme artistique la plus compréhensible, autrement dit la plus céleste. De même, pour les arts visuels, a-t-on besoin d’invoquer les exemples évidents d’artistes influencés par la pensée occulte ? Duchamp, Max Ernst ou Dali, ou de manière plus surprenante, Picasso (dont la jeunesse fut saturée d’haschisch et de mysticisme, et les œuvres plus tardives habitées par les idées occultes de l’époque sur la quatrième dimension), sans oublier les carrés et rectangles mesurés de Mondrian, créés pour exprimer les notions inspirées par son étude de la Théosophie. En fait, la majeure partie de la peinture abstraite est due à la célèbre promotrice de Blavatsky, Annie Besant, et à la publication de sa théorie selon laquelle les énergies essentielles raréfiées théosophiques, leurs rayonnements, leurs courants et leurs vibrations, pourraient être représentées par des tourbillons de couleurs intuitives et sans forme, une idée que de nombreux artistes d’orientation mystique ont saisi avec empressement.
La littérature, quant à elle, est si intrinsèquement liée à la substance même de la magie que les deux pourraient se confondre en une seule et même chose. Les sorts et leur écriture, les incantations de bardes, grimoires et grammaire, la magie comme une «maladie du langage» comme l’a si finement décrite Crowley. Odin, Thot et Hermès étaient à la fois dieu de la magie et dieu de l’écriture. La terminologie de la magie, son symbolisme, la conjuration et l’évocation, sont pratiquement identiques à ceux de la poésie. Au commencement était le verbe. La magie étant presque entièrement une construction linguistique, il serait absurde de dresser la liste des nombreux occultistes ayant une pratique littéraire. Dans l’écriture comme dans la peinture ou la musique, une connexion intime et intense avec l’univers de la magie est à la fois manifeste et évidente ainsi que totalement naturelle. De toute évidence, les Arts ont toujours traité la magie avec plus de sympathie que ne l’a fait la Science (qui historiquement, a constamment cherché à prouver que les occultistes étaient des menteurs ou des illusionnistes), ou la Religion (qui historiquement, a constamment cherché à prouver que les occultistes étaient inflammables). Tandis qu’il profite du même statut social et du même respect que ceux accordés à l’église ou au laboratoire, l’art est un champ qui ne cherche à exclure personne et qui n’est pas gouverné par une doctrine hostile à la magie, au contraire de ses deux camarades, indicateurs du niveau de progrès de la culture humaine. De fait, alors que la magie contemporaine n’a produit que peu de grands théologiens qui vaillent la peine d’être mentionnés, et encore moins de scientifiques, elle a engendré toute une vague de peintres, poètes et musiciens qui continuent de nous inspirer. On devrait peut-être s’en tenir à ce qu’on sait faire.
Les avantages qu’on tire à considérer la magie comme un art semblent à première vue considérables. Pour commencer, s’opposer à l’entrée de la magie dans le canon ne présente aucun intérêt valable, même si ça a pu être envisagé de prime abord, ce qui est peu probable . Ce ne serait sûrement pas aussi simple avec la science ou la religion, qui de par leur nature même sont extatiques à l’idée de voir la magie injuriée, ridiculisée, marginalisée et abandonnée à rouiller sur le tas de ferraille de l’histoire à côté de la Terre Plate, la mémoire de l’eau et le phlogistique. L’Art, comme catégorie, est un environnement fertile et hospitalier où l’énergie de la magie pourrait grandir et progresser en tant que champ, au lieu d’être obnubilé par une lutte futile pour sa reconnaissance, voire bêtement brûlée dans ces temps marqués par le mimétisme des rituels du siècle passé. Un autre bénéfice, bien entendu, vient de la numinosité de l’Art, de la difficulté que nous avons à en donner une définition et par là, de sa flexibilité.
Les questions du genre «Que faisons-nous exactement et pourquoi le faisons-nous?», les questions de «méthodes» ou de «buts» prennent une nouvelle tournure quand elles sont envisagées sous l’angle de l’Art. Son seul but serait d’exprimer de façon lucide les variations infinies de l’esprit, du cœur et de l’âme de l’homme, contribuant ainsi à faire avancer la culture humaine dans son ingénieuse compréhension de l’univers et d’elle-même en l’élevant vers la lumière. Les méthodes qu’emprunte l’art ont pour seule limite l’imagination.
Les caractéristiques de ses prétentions ainsi que des moyens d’y parvenir sont suffisamment souples pour permettre avec certitude d’inclure les formes de magie les plus radicales et conservatrices. Un occultisme vivant et progressiste, s’exprimant avec beauté, sans aucune obligation de s’expliquer ou se justifier. Chaque pensée, chaque ligne, chaque image construites avec attention dans le seul but d’être des offrandes dignes des dieux, de l’art et de la magie elle-même. L’art pour le bien de l’Art.
Paradoxalement, même les occultistes attachés à l’idée d’un point de vue scientifique de la magie auraient une raison de se réjouir de ce changement d’orientation. Comme montrée plus haut, la magie ne pourra jamais prétendre au statut de science, car dans sa définition actuelle, une science se base uniquement sur des résultats reproductibles dans notre monde matériel et quantifiable. Cependant, du fait de concentrer ses recherches sur le monde de la matière, la science se disqualifie elle-même pour ce qui est de notre intériorité, du monde immatériel qui, au final, représente la plus belle part de notre expérience en tant qu’humain. La science est peut être l’outil le plus efficace inventé jusqu’ici par la conscience humaine pour tenter d’explorer le monde extérieur, pourtant cet instrument d’exploration, sophistiqué et affûté est limité par un angle mort évident, qui l’empêche d’examiner la conscience elle-même.
Depuis la fin des années 90, il semblerait que le champ scientifique ayant l’expansion la plus rapide soit celui des études de la conscience, d’où émergent deux écoles de «pensée des pensées» en compétition l’une avec l’autre. La première soutient que la conscience est simplement une illusion biologique quasi automatique, faite de processus cérébraux comportementaux qui dépendent de sécrétions glandulaires et enzymatiques. Bien que cette théorie ne paraisse pas adéquate pour décrire les innombrables merveilles de l’esprit humain, ses défenseurs sont presque sûrs de l’emporter. Ils ont compris que leur théorie matérialiste et sommaire est la seule démontrable selon les termes d’une science matérialiste et sommaire. Dans le camp opposé, où l’on trouve une approche plus transpersonnelle, la thèse principale pose que la conscience serait un «truc» bizarre qui imprégnerait l’univers visible et dont chaque être doué de sensations serait un petit réservoir temporaire. Ce point de vue, au-delà du fait qu’il obtient la sympathie des personnes à tendance occultistes, est condamné à ne jamais pouvoir recueillir une once de crédibilité scientifique. La science ayant déjà du mal à parler correctement de l’expérience personnelle, la transpersonnelle n’a aucune chance. Ce sont les préoccupations du monde intérieur, et la science ne peut pas s’y aventurer. C’est pourquoi elle laisse sagement l’exploration de l’intériorité de l’homme à l’outil le plus sophistiqué, spécialement développé pour cet usage: l’Art.
Si la magie était considérée comme un art, elle aurait alors un droit d’accès culturellement justifié à l’inframonde, aux infinis territoires immatériels ignorés et invisibles aux sciences, inaccessibles pour des raisons logiques, et par là même le terrain le plus naturel pour la Magie. Transformer son usage pour en faire un moyen d’exploration créatif de l’intériorité humaine pourrait nous être d’une très grande utilité et redonnerait à la Magie toute sa pertinence et sa raison d’être ainsi qu’une utilité dont les preuves ont si tristement manqué depuis tant d’années. Vue comme un art, cette discipline pourrait tout à fait continuer à produire les tonnes de théories spéculatives dont elle est si friande (après tout, la philosophie et la rhétorique pourraient très simplement être autant considérées comme des arts que comme des sciences), tant qu’elles sont écrites de manière belle et intéressante. Par exemple, nous pourrions débattre de la valeur de The Book of the Law en tant que texte purement prophétique sur les événements et les états d’esprit à venir, mais il est impossible de nier qu’il s’agit d’un putain de bon morceau de littérature, qui mérite d’être «révéré» en tant que tel.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que si la Magie abandonnait ses prétentions irréalisables à être une science et sortait du placard en tant qu’art, elle obtiendrait la liberté de poursuivre ses aspirations scientifiques (ce qui est assez ironique). Elle pourrait même introduire discrètement une sorte de théorème des champs unifiés du supernaturel et ceci en des termes complètement acceptables du point de vue de la culture moderne. Le grand œuvre de Marcel Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires, a plus de chance d’être considéré comme de l’authentique alchimie que le travail du pauvre abruti qui a été le dernier à suggérer que la fusion à froid était envisageable. L’Art est de toute évidence un environnement plus confortable pour la pensée magique que ne l’est la science; en plus elle nous offre un décor plus relaxant et un mobilier bien plus élégant.
Même les âmes damnées, si institutionnalisées dans leurs confréries d’ordres magiques qu’elles ne peuvent imaginer un quelconque style de vie qui n’inclue pas de faire partie d’une secrète cabale élitiste, ne doivent pas désespérer de se retrouver seules et à la rue dans la nouvelle faune sauvage que nous proposons ici. Si l’Art n’a pas d’ordres, il possède des mouvements, des écoles et des cliques ayant toute la discrétion, la prétention, et l’élitisme dont on puisse rêver. Mieux encore, puisque les différentes écoles ne sont pas en compétition les unes avec les autres pour une suprématie sur leur discipline comme le font les ordres magiques (comme pourrions-nous faire rentrer en compétition William Holman Hunt avec Miro ou Vermeer ?), cela écarterait le besoin de récuser les pensées de diverses écoles occultes, les querelles et les mises au pilori, c’est-à-dire de se comporter comme un tas de garces pathétique ressemblant à Criswel de Plan 9 from outer space.
Tout comme il n’y a aucun besoin de faire sans fraternités, il n’y a pas lieu pour ceux qui se sont attachés à de telles choses d’abandonner les atours rituels ou même les rituels tout court.
Le seul prérequis est d’approcher leurs sujets de préoccupation avec la plus grande créativité et un œil affûté pour ce qui est profond, beau, original ou puissant. Fabriquez des baguettes, des sceaux et des élégies susceptibles d’être présentés dans des expositions d’art brut (est-ce si difficile ? Même les malades mentaux y parviennent), et faites de chaque rituel une pièce de théâtre intense et saisissante. Que nous considérions la Magie comme de l’art ou non, on ne devrait pas même avoir à le préciser.
À qui sont supposés s’adresser nos rituels et fanatismes personnels, sinon aux dieux? Quand nous ont-ils donné l’impression qu’ils se satisferaient de quelque chose qui ne serait pas parfaitement exquis et original? Les dieux, s’ils sont quoi que ce soit, sont connus pour leur goût de la création. On peut donc postuler qu’ils apprécient la créativité humaine, cette chose que nous avons développée et qui s’approche le plus d’un jeu démiurgique, notre plus sublime réussite. Une fois de plus, être considérée comme un art permettrait à la magie de conserver tout ce qu’il y avait de bon dans ce qu’elle était autrefois, tout en en lui offrant l’opportunité de s’épanouir et de progresser vers un avenir où elle pourrait accomplir bien plus que ce qu’elle ne fait aujourd’hui.
Quel serait l’impact d’un changement de prémisses, tel que nous le suggérons, sur notre méthodologie? Quels changements d’orientation cela impliquerait-il, et seraient-ils profitables à la fois à la magie en tant que champ et à nous en tant d’individus? Si nous cherchons sérieusement à réinventer l’occulte comme l’art de l’art, l’une des altérations fondamentales dans notre méthode de travail, qui pourrait apporter des bénéfices considérables, serait d’arriver à cristalliser les idées, les vérités, et les visions que nos sorties magiques nous offrent en une sorte d’artefact, quelque chose que le reste du monde puisse voir, pour une fois. La nature de cet artefact, qu’il soit un film, un haïku, un crayonné expressif ou une extravagance théâtrale et foisonnante, n’a strictement aucune importance. Tout ce qui compte, c’est que ce soit de l’art et qu’il reste fidèle à son inspiration. Une fois adopté, un basculement du processus, aussi mineur soit-il, pourrait bien d’un seul coup transformer radicalement le monde de la magie.
Plutôt qu’un acte égoïste, froidement fonctionnaliste, aux intentions douteuses et aux résultats incertains (nos branlettes magiques sont souvent peu satisfaisantes), nos échanges avec le monde souterrain deviendraient génésiques, et produiraient régulièrement des résultats tangibles dont tout le monde pourrait se faire juge. Si nous voulions faire parole d’évangile, une propagande pour une vision du monde magique plus éclairée, alors nous pourrions dire que l’art constitue sans aucun doute notre preuve la plus convaincante d’autres états et plans d’existence.
La pensée d’Austin Spare, par exemple, est d’un intérêt indéniable une fois posée à l’écrit sous forme de théorie, mais c’est sans aucun doute son talent en tant qu’artiste qui l’a pourvu de la sensibilité nécessaire pour être le témoin et le médiateur d’entités et d’autres mondes. Une authenticité si immédiate qu’elle forgea une bonne part de sa réputation de grand magicien. Mais plus importants que cela, des travaux comme ceux de Spare sont, pour des néophytes, une fenêtre sur le monde de l’occulte, une expression bien plus claire et peut être plus parlante des tenants et aboutissants de la magie. Bien plus que n’importe quel arcane, ils donnent une bonne raison de commencer à s’y intéresser.
Dans notre scénario pour une faune magique dans laquelle s’exercerait une compétition darwinienne des idées, féroce mais juste, considérer l’occulte comme un art nous permettrait aussi d’avoir les moyens de gérer n’importe quel conflit. L’art, quand il doit résoudre des querelles internes, possède sa méthode propre. Il ne fait ni usage de la violence, du litige ou pire encore, d’une démocratie de fillette. En Art, c’est toujours la vision la plus forte qui l’emporte. Même si cela nécessite quelques décennies, voire des siècles, comme ça a été le cas avec William Blake. Un vote pour déterminer qui a la vision la plus costaude n’est même pas nécessaire, ce sera celle qui, assise et silencieuse, incontestable dans un coin de notre culture, se cure nonchalamment les dents avec le sternum de ses rivaux. Mozart envoie au tapis Salieri, puis après avoir festoyé, dort deux jours pendant lesquels la savane se repose. Surgissant soudainement de l’ombre d’HLM, J.G. Ballard dézingue Amis Kingsley pendant que Jean Cocteau s’assoit comme un enfoiré sur le petit cul, maigre cyclope impérial, de D.W. Griffiths.
Une sélection naturelle artistique sanglante, mais équitable, qui semble être bien plus juste pour gérer un conflit que les réponses arbitraires et injustifiées dont nous gratifient certains chefs d’ordres occultes, du genre de Moina Mathers qui explique à Violet Firth que son aura manque des bons symboles.
En outre, si ce qui fait la différence dans cette lutte vicieuse pour la survie, c’est la beauté et la puissance des idées exprimées, alors notre combat de coqs aura plus de chances de maculer ses spectateurs de magnifiques métaphores que d’entrailles encore chaudes. Même nos querelles de clocher les plus inutiles pourraient produire de quoi enrichir le monde, dans une moindre mesure plutôt que pas du tout, en gardant en tête le fait que la magie ressemble encore, et bien plus qu’on ne le pensait déjà, à une cour de récré inepte et pleine de chamailleries. À l’aune de ces qualités une telle loi de la jungle magique avec ses idées et ses esthétiques prédatrices rivalisant au sein d’une étendue sauvage fertilisée par d’exquises déjections culturelles, offrirait à l’occulte une situation gagnante gagnant. Qui pourrait objecter à cela, si ce n’est ceux dont les idées pourraient être perçues comme bien dodues, lentes et clouées au sol ; une source de protéine idéale en somme. Ceux-là mêmes qu’on qualifie à juste titre de proies et qui commencent peut-être à suspecter que tout ceci n’est que l’argumentaire d’un tigre pour l’ouverture d’un safari sans surveillance ?
À bien y regarder, même s’ils paraissent un brin triviaux quand on pense à un champ de la magie prospère, ces doutes et ces peurs évoquées plus haut pourraient bien être les plus grands obstacles à l’acceptation de l’éthique, digne d’un marais primordial, que nous proposons. Ceci dit, cette idée est plus envisageable dès que l’on considère que la seule alternative à cette jungle serait de faire de la magie un cirque ou un zoo. Et si nos précieuses idées doivent être réduites en charpies à peine tombées du nid, aussi pénible soit-il, le supplice n’est pas pire que celui enduré par un boutonneux écolier qui joue les poètes ou un peintre du dimanche, exposant leurs tentatives maladroites au regard d’autrui. Pourquoi cette peur du ridicule et de la critique, que même le moindre chanteur de karaoké bourré peut dépasser sans ciller, perturbe-t-elle tant des occultistes voués à se tenir inébranlables face aux portes de l’Enfer ? À vrai dire, ne devrait-on pas faire du dépassement de cette phobie un pré requis pour quiconque se dirait magicien-ienne? Si l’on regarde la magie comme un art et l’art comme magie, si, tels les anciens shamans, nous percevons un talent pour la poésie comme un pouvoir surnaturel, accordé justement par magie, n’aurions-nous pas alors enfin quelque chose à répondre si un quidam dans la rue nous demandait, puisqu’on est tellement thaumaturgique, de faire une démo de magie ?
Comme il serait stimulant, pour les occultistes d’accumuler méthodiquement, par un travail pur et dur, d’authentiques capacités magiques dont ils pourraient faire montre. Le genre de talents qu’une personne ordinaire, rationnelle et intelligente, pourra très facilement reconnaitre comme ayant une origine vraiment magique; une mise en œuvre impossible pour l’occultisme actuel, bouffi dans un obscurantisme aussi délibéré que superflu.
Malgré le fait que les grimoires modernes sont écrits de manière sûre et sincère, ils feraient tout aussi bien de feuilleter les Fictions de Borges, jeter un coup d’œil du côté d’Escher ou même d’écouter une face ou deux de Captain Beefheart, ils seraient alors bien plus à même d’amener le lecteur moyen à une réceptivité d’un point de vue magique.
Si la conscience elle-même dont la preuve de l’existence sur notre plan dépasse de très loin les capacités de la science est, par conséquent, surnaturelle et occulte, alors l’Art est, à n’en pas douter, l’un des moyens les plus évidents et spectaculaires par lequel le monde surnaturel de l’esprit et de l’âme se révèle et se manifeste sur le vulgaire plan de la matière.
Le pouvoir de l’Art est immense, irréfutable et immédiat. Manifestement, il déplace la conscience de l’artiste autant que celle de son audience. Il peut changer le cours de l’existence d’une personne et de fait l’histoire et la société elle-même. Il peut nous inspirer autant de merveilles que d’horreurs. Il peut offrir à des esprits souples, jeunes et en expansion de nouveaux espaces à investir ou réconforter les mourants. Il peut vous faire tomber amoureux tout comme il peut en un instant mettre en pièce la réputation d’une idole, la laissant en morceaux face à ses fidèles, oubliée pour la postérité. Il invoque dans le visible les diables de Goya et les anges de Rosetti. Il est apprécié autant que craint par les tyrans. Il transforme le monde que nous habitons, change la manière dont nous voyons l’univers ou comment ce dernier nous voit et pour finir nous change nous-mêmes. De quoi s’est réclamée la sorcellerie que l’art n’a déjà pas manifestement accompli? Il a mené des millions à la lumière et massacré tout autant. Si notre objectif est l’accumulation de pouvoirs et de capacités occultes, il ne pourrait pas y avoir de moyen et de médium plus productif et puissant que l’art pour arriver à nos fins. L’art ne peut peut-être pas donner vie à cette balayette, la multiplier et la faire se promener pour nettoyer votre chambre… mais la magie non plus par ailleurs… néanmoins, rêver simplement cette image a très certainement permis à Walt Disney de gagner assez d’argent pour payer quelqu’un à le faire pour lui. Et avec la monnaie qui restait, il a pu faire déposer sa tête dans cet énorme bloc de glace ciselé de hiéroglyphes quelque part sous le Royaume Enchanté. Par Dieu, n’a-t-on pas ici toute l’inébranlable influence satanique, dont quiconque, sain d’esprit ou non, pourrait rêver?
Devant la clameur d’une magie comme essence de l’Art, nue et indomptable dans une étendue sauvage à la Rousseau et dépourvue de logique, il y a fort à parier que les plus gênés seraient ceux-là mêmes qui se sentent destitués par un coup de ce genre. Ceux qui suspectent n’avoir nul art à offrir qui soit à la hauteur ce dessein.
Même si elles sont compréhensibles, de telles appréhensions ne feraient certainement pas bon ménage avec l’image du héros sans peur que beaucoup d’occultistes, on l’imagine, se sont eux-mêmes forgée. Ça semble un peu couard. Ne peuvent-ils dont rien façonner, artisanal ou artistique, qui serait un instrument de la magie ? N’ont-ils aucun talent qu’ils puissent employer de manière créative et magique, que ce soit en mathématiques, en danse, en rêve, en percussion, en stand-up, en strip-tease, en graffiti ou même dans la manipulation de serpent, pourquoi pas en faisant la démonstration scientifique de la découpe parfaite d’une vache en deux ou encore dans la sculpture bien trop réaliste de bustes de la monarchie européenne à partir de ses propres selles ? Ou que sais-je encore ? Même si de telles compétences ne sont à ce jour ni fréquentes ni évidentes, ces âmes timorées ne peuvent-elles pas imaginer qu’avec un peu d’attention et quelques honnêtes labeurs, elles pourraient acquérir un certain talent pour ensuite l’affiner à des fins utiles ? Travailler dur ne devrait pas être un concept complètement étranger au mage. On ne parle même pas ici de Grand-Œuvre, mais juste d’un Bien-Mais-Pas-Grand-Œuvre (bien plus envisageable). Si ça semble encore trop difficile et chronophage, vous pourriez toujours faire l’acquisition d’un talent artistique profond, accéder à ce que votre cœur désire et enduire un sceau à l’huile de rein. Apparemment, ça ne rate jamais. Alors quelle excuse il resterait pour ne pas embrasser l’art comme magie et la magie comme essence de l’Art? Si vous êtes réellement, pour quelque raison que ce soit, aujourd’hui et jusqu’à la fin des temps, incapable de la moindre créativité, à ce moment-là êtes-vous sûr que la magie est le domaine pour lequel vous êtes le plus parfaitement taillé? Après tout, les Fast-Foods cherchent toujours du personnel. Dans dix ans vous pourriez être manager.
En percevant l’art comme magique, en considérant le stylo ou le pinceau comme une baguette, nous rendons au magicien ses pouvoirs chamaniques d’origine et son statut social. L’occulte retrouve ainsi à la fois une production et un but. Qui sait? Il se pourrait qu’un tel pas de côté nous débarrasse de tous nos besoins de charmes causaux et de ces malédictions aux motivations uniquement personnelles, notre carapace magique. Si, à travers la pratique de notre art, nous étions accomplis et prolifiques, peut-être que les dieux seraient prêts à nous envoyer de bons gros colis chaque semaine, sans qu’on ait rien demandé. Quant aux histoires de cul et de cœur, en tant qu’artiste on emballerait tous comme Picasso. Les femmes, les hommes et les animaux se mettraient nus à nos pieds, même quand on irait faire nos courses à Monoprix. Et pour ce qui est de la destruction de nos ennemis, on ne prendrait même pas la peine de les inviter à nos soirées de lancements et à nos vernissages, et ils finiraient par crever.
Cette réinvention de la magie comme essence même de l’art, bénéficierait de manière évidente au monde de l’occulte en général comme au magicien dans son coin, mais n’oublions pas aussi le profit qu’en tireraient les arts. Il faut bien le dire, la culture moderne mainstream, pour sa majeure partie, ne vaut pas mieux qu’un tupperware plein de moisissures, et je reste poli. Les artistes de notre ère (en reconnaissant quelques exceptions notables) cherchent à refléter le vide stratosphérique, ainsi que l’obsession pour les apparences qu’on trouve chez nos gouvernements et nos leaders actuels. Il y a à peine un an ou deux, la rétrospective Blake à la Tate a amené les critiques à dresser un parallèle acide avec les artistes anglais vivant aujourd’hui dans le quartier de Soho si cher à ce dernier. Ils firent remarquer que la cuvée moderne de visionnaires étriqués faisait pâle figure face aux lumières de Lambeth de William Blake. La folie travaillée et très consciente de Tracey Emin parait bien insipide face à la démence divine du Tyger, écrit d’un bout à l’autre à portée de cris de l’asile de Bedlam.
Damian Hirst ne choque que de manière superficielle, pas au point de briser certaines allégeances ou de devoir faire face à une foule hargneuse ou des tribunaux populaires.
Les contributions de Jake et Dinos Chapman à l’Apocalypse (l’exposition, pas la situation en Irak) n’ont rien d’une révélation. William Blake pouvait, sans s’interrompre, tirer des fesses pourpres sculptées du Dragon Rouge une apocalypse bien supérieure.
Le monde de l’art moderne ne s’intéresse plus qu’à des objets aux concepts sophistiqués, tout comme son domaine voisin (à travers Charles Saatchi) le champ de la publicité. Il semble privé de vision, ou plutôt de la capacité à en avoir, et alimente médiocrement la culture environnante qui ne serait pas contre un repas décent et copieux, aussi vite que possible. Est-ce qu’une re affirmation du magique comme art ne pourrait pas fournir une inspiration, porter la vision et la substance qui manquent si manifestement au monde de l’art aujourd’hui ? Permettre à l’âme d’infuser de cette manière, ne lui donnerait-il pas les moyens d’être à la hauteur de ses ambitions, de sa mission: insister pour que la voix humaine intérieure et subjective soit entendue de la culture, du gouvernement, et sur la scène souillée et grand-guignolesque du monde? Ou devrions-nous juste nous installer confortablement et attendre qu’un intellect surhumain de Sirius, que les balayettes sur pattes de Walt Disney ou l’Éon d’Horus débarquent pour régler tout ce bordel pour nous?
Une union prolifique, une synthèse de l’art et de la magie qui se propagerait dans la culture, un environnement, un paysage magique sans temples ni meubles de famille, sur lesquels tout le monde se cognait de toute manière. Mise en scène au milieu d’une biosphère occulte retrouvée, ornée de fougères et de vapeurs purpurines, cette conjonction passionnée de deux facultés humaines constituerait à coup sûr des Noces Chymiques qui, si on a de la chance et que la Soirée Chymique dégénère, pourrait entraîner une Orgie Chymique, une indécente explosion des besoins créatifs refoulés, accouplements astraux d’idées donnant naissance à quantité de chimères et autres monstres irradiants. De féroces centaures conceptuels dont les jambes seraient du parfum et la tête de la musique. Des sirènes comme des notions, ondulants films muets dont la queue serait architecture. Des sphinx comme des genres et des styles manticores. Des mutations dont personne n’a jamais entendu parler ni même rêvé, des formes de romans qui croissent et s’adaptent suffisamment vite pour suivre le rythme du monde et sa fougue, qui seraient comme des formes de vies, ou plutôt comme une sorte de faune voire une flore, qui proliférerait dans notre étendue magique fantasmée. L’éventuelle libération d’énergie issue de la fusion rendue soudain disponible quand ces deux éléments lourds de la culture, la magie et l’art, sont rapprochés dans une dynamique de proximité, pourrait bien apporter un éclairage féerique à notre jungle. Elle pourrait même aider à illuminer un peu le paillis mainstream sociétal où nous sommes enracinés.
Qu’est-ce qui nous empêche de balancer nos béquilles et ce qui nous restreint, d’enlever les petites roues qui ont empêché la magie de progresser depuis tellement longtemps que ses rails et ses aiguillages ont disparu sous la mousse? Si nous en avons la volonté, rien ne peut nous arrêter dans la redéfinition de la magie comme un art, quelque chose de vital et progressiste. Quelque chose qui, par sa capacité à faire face au monde humain intérieur, a prouvé son intérêt et peut être réellement utile à n’importe qui et son monde intérieur, de plus en plus envahi par un colonialiste extérieur tyrannique qui voudrait leur pomper tous leurs rêves, leurs joies ou leur autodétermination. Si nous y sommes résolus, nous pourrions restaurer le pouvoir et le potentiel de la magie, lui redonnant un but à peine entrevu ces quatre cents dernières années. Si nous étions prêts à assumer cette entreprise alors le monde pourrait voir réapparaître les grands et terribles magiciens, lesquels, hors des livres pour enfants inoffensifs et fades, des grands écrans et leurs extravagances aux budgets obscènes, il a presque réussi à oublier. On pourrait ajouter qu’à cette éprouvante jonction de notre situation humaine, des perspectives magiques ne sont pas seulement pertinentes, mais nécessaires et indispensables à notre survie si nous voulons garder notre esprit et notre personnalité intacts. En redéfinissant le terme magique, on pourrait de nouveau affronter les iniquités et les ténèbres du monde par notre méthode ancestrale favorite: avec un mot.
Redonner tout son sens au mot «magique», en faire quelque chose digne de ce nom, une définition qui vous aurait enchantés quand vous aviez six ans; quand vous en aviez soixante-dix. Si nous en arrivons là, si nous parvenons à réinventer notre art, effrayant, sauvage et fabuleux, à la mesure de cette nouvelle époque, effrayante, sauvage et fabuleuse, que nous traversons, alors on pourrait offrir à l’occulte un futur bien plus glorieux et débordant d’aventures que tous ces fabuleux passés qu’on a pu penser ou rêver. L’humanité, enfermée dans le pénitencier matériel que nous nous construisons depuis des siècles, n’a peut-être jamais autant eu besoin d’une clef, d’une lime planquée dans le gâteau ou de la grâce du gouverneur en la personne de la Magie. Avec ces religions bardées d’affaires de pédophilie et ces fondamentalistes déments qui nous laissent bouche bée, avec ces vaudevillesques royalties et ces démagogues plus décontractés dans leurs indécences qu’ils ne l’ont jamais été de mémoire d’homme, la société actuelle, à l’est comme à l’ouest, semble en défaut de centre spirituel et moral et même en manque de la moindre prétention à quelque chose de ce genre. La science qui soutient la société chaque jour un peu plus, découvre dans ses recoins quantiques les plus éloignés qu’elle doit recourir à une terminologie Kabalistique ou tirée de la littérature Souffi pour faire état correctement de ce qu’elle sait aujourd’hui de nos origines cosmiques. Dans tous ces lieux et domaines, tous ces champs épars, le monde semble exiger à cor et à cri que le numineux vienne et le sauve de cette culture matérielle cinglée qui l’a presque entièrement dévoré pour ensuite le chier à travers une passoire. Et où est la magie pendant ce temps-là?
Elle s’escrime à forcer notre petit copain à revenir vers nous. Elle grappille un peu de blé pour combler le trou noir de notre carte bleue, elle essaie de refiler à cet enfoiré qui s’est tiré avec notre femme un truc en phase terminale. Elle fait en sorte que les pyjamas party des jeunes sorcières se passent sans problèmes. Elle met en contact les mecs New-Age vaporeux avec leurs Anges New Age vaporeux; et ils sont genre «c’est pas croyab’» et les Anges de répondre «Et ouais». Elle assiste à tous nos rituels répétés sans cesse comme un patron qui verrait La Souricière d’Agatha Christie pour la deux centièmes fois. Elle passe ses week-ends à essayer de déchiffrer nos sceaux merdiques sous leurs nébuleux vernis de foutre, et, en représailles, tente de nous mettre en contact seulement avec des entités tout droit sorties des soins ambulatoires, des Élohim assistants sociaux fulminant comme des scientologues bourrés, sans une once de bon sens. Elle passe au bureau des copyrights pour déposer des sceaux magiques. Elle gère une agence de rencontres qui représente notre seule chance de tâter un jour la chatte d’une Gothique bizarre. Elle est de sortie pour essayer de nous avoir un meilleur prix sur la dernière Renault, s’efforce de prolonger la misérable vie de Gandalf, notre épagneul aveugle et incontinent, réseautant comme une dingue pour garantir les droits de tarot du Poudlard d’Harry Potter. Elle est toujours en train d’essayer de démêler l’embouteillage provoqué par l’ère d’Horus après l’embardée qui lui a fait traverser le terre-plein central jusqu’à la chaussée sud, la tête la première sur l’Éon de Maat, qui a renversé toute sa cargaison de plumes noires sur la bande d’arrêt d’urgence. Prendre de la kétamine, c’était peut-être pas une bonne idée. Elle se tient, l’air nerveuse, sur un millier de bibliothèques, entre les interviews sur le style de vie des nécrophiles et les rétrospectives de mode consacrées à la famille Manson. Elle traîne à des jamborées néonazis près de Dusseldorf. Elle se demande si elle devrait mettre en place une politique «motus et bouche cousue» vis-à-vis du onzième degré. Elle conseille Cherie Blair sur son choix d’aiguille d’acupuncture, et tout Islington sur des questions de Feng Sui. Elle s’est fait un piercing au clitoris dans le seul but de choquer ses parents, des provinciaux de classe moyenne, morts depuis dix ans de toute façon. Elle souhaiterait être David Blaine. Elle souhaiterait être Buffy. Franchement, elle souhaiterait être n’importe qui.
Nous pourrions, si nous le souhaitions, faire qu’il en soit autrement. Plutôt qu’une magie qui serait sous l’empire d’un passé doré, imaginé en grande partie, affreux fantasme d’un parc à thème des anciens dieux, aventure amoureuse au fort potentiel, à la place, nous pourrions expérimenter une magie adéquate et qui fait sens vis-à-vis des temps extraordinaires qui sont les nôtres. Nous pourrions, si on fait ce choix, veiller à ce que l’histoire de la magie retienne l’occultisme actuel comme le grand final d’une fanfare plutôt que comme un dernier râle, un marmonnement timide et mourant; pas même un gémissement. Nous pourrions faire de ce terrain aride un paradis fourmillant, un tropique où chaque pensée pourrait fleurir en art. Sous l’autel, l’atelier; la plage. Nous pourrions insister là-dessus, si nous étions vraiment ce que nous disons être. Nous pourrions y parvenir non pas en griffonnant des sceaux, mais en forgeant des contes, des peintures ou des symphonies. Nous pourrions permettre à notre art de déployer à nouveau ses saintes ailes de scarabée psychédélique sur la société, et peut-être, ce faisant, permettre à cet organisme meurtri et perdu dans la nuit d’être touché par une forme de grâce ou de lumière. Nous pourrions être ragaillardis dans notre frais sous-bois, réinventé à l’aube de notre Artisanat, au sein du matin d’un nouveau monde, la peinture encore humide, à peine sorti de l’œuf et les yeux encore tout collants en plein Éden. Nouveau-nés dans la Création.
Northampton, décembre 2002